Mobilité et développement urbain sous le signe de la Constitution fédérale
Auteur: Ueli Haefeli, Interface Institut d’études politiques Recherche Conseil SA Lucerne / Université de Berne
Le fait qu’une des premières lois du jeune État fédéral soit celle sur les chemins de fer entrée en vigueur en 1852 n’est pas dû au hasard. À maints égards, on peut même parler d’une coévolution, d’un développement de l’État fédéral et de la mobilité qui se stimulent mutuellement. Et les villes y ont joué un rôle décisif dès le début. Dans une Suisse en pleine croissance dynamique et de plus en plus industrialisée et urbaine, la construction rapide de chemins de fer était déjà réclamée à cor et à cri avant 1848 et faisait l'objet de projets enthousiastes. D’aucuns exprimaient des craintes plus ou moins fondées que la Suisse se voie écartée par ce nouveau moyen de transport et se retrouve isolée, non seulement économiquement mais aussi culturellement.
Des rivalités entre cantons et villes ont toutefois empêché la réalisation des premiers projets, contribuant ainsi à imposer progressivement l’idée de créer un État fédéral doté des compétences de coordination requises. Or dans un premier temps – étant donné le caractère fédéraliste de la Suisse -, la réalisation des chemins de fer ne fut pas un projet fédéral, mais une entreprise privée pilotée avant tout par les cantons. Vu l’euphorie des chemins de fer qui s’était répandue sur tout le continent, le financement de nombreux projet de chemins de fer par des particuliers ainsi que par des communes et cantons intéressés s’est avéré facile de premier abord, mais par la suite, la plupart des sociétés de chemins de fer ne sont pas parvenues à en rentabiliser l’exploitation.
«La nationalisation des chemins de fer est réapparue sur l’agenda politique»
C’est pourquoi la nationalisation des chemins de fer par la Confédération a été remise sur l’agenda politique et est devenue, pendant des décennies, un thème brûlant lors des débats fédéraux. Dans une première étape, la loi sur les chemins de fer de 1872 accordait davantage de compétences à la Confédération, notamment celle d’attribuer des concessions. Puis dans une seconde étape, qui fut un palier majeur, le peuple masculin a nettement approuvé, en 1898, à l’issue d’un référendum très animé et avec la participation la plus importante jamais enregistrée jusque-là, le rachat des principales sociétés de chemins de fer, qui étaient gravement endettées. De ce rachat a résulté, en 1902, la fondation des CFF.
Les trains ont contribué à la croissance fulgurante des villes
Si les chemins de fer ont finalement profité de manière décisive de l’État fédéral et de la Constitution fédérale, ils ont en même temps stimulé dans une large mesure la croissance économique et la cohérence sociale du jeune État fédéral. Les turbulences qui avaient émaillé la politique des chemins de fer à ses débuts n’avaient en effet nullement empêché les villes suisses de se développer, mais les chemins de fer ont contribué malgré tout, au sens de la coévolution mentionnée, à une croissance littéralement fulgurante des villes. Cette évolution s’est sans doute avérée la plus marquée à Zurich, dont la population a plus que quadruplé entre 1850 et 1900. Cette croissance des villes a posé à son tour de nouvelles exigences en matière de mobilité urbaine, car la ville piétonne s’articulant autour d’une vieille-ville médiévale appartenait ainsi définitivement au passé. Les lieux de travail du nombre croissant de travailleurs et de travailleuses industriels n’étaient plus joignables à pied et la classe supérieure aisée souhaitait se rendre plus rapidement dans ses villas situées en périphérie. L’avènement du tram électrique, premier moyen de transport de masse, a ainsi marqué le visage des villes durant les premières décennies du 20e siècle, auquel est venu s’ajouter le vélo dont l’usage s’est également fortement répandu pendant la même période.
«Enfin construire!»
Les cartes ont été redistribuées lors du boom des premières décennies qui ont suivi la deuxième guerre mondiale. Sous l’influence de l'American Way of Life, la voiture est devenue la mesure de toute chose. À bien des égards, l'évolution de la politique des transports sous le signe de la voiture est comparable au développement du chemin de fer au 19e siècle. Cela concerne en particulier la construction des autoroutes: là aussi, le retard pris par la Suisse a été critiqué et les craintes d'isolement ont été attisées. «Enfin construire!», pouvait-on entendre un peu partout. La pression sociopolitique a porté ses fruits également en ce qui concerne la construction d'infrastructures routières. En 1958, la loi sur les routes nationales a été approuvée lors d’une votation, un succès rare dans une Suisse fédéraliste: les cantons ont volontairement cédé des compétences à la Confédération en matière de construction d'autoroutes afin de permettre des avancées plus rapides. Le réseau prévu incluait expressément des autoroutes en milieu urbain, ce que les exécutifs des villes avaient d'ailleurs formellement exigé dans une première phase. Or malgré cela, les rapports entre la ville européenne traditionnelle et la voiture sont restés, dans le jargon des réseaux sociaux, avant tout compliqués.
Suprématie automobile
Les besoins d’espace du trafic individuel motorisé ne faisaient pas bon ménage avec la structure des centres-villes historiques, et la construction d'autoroutes urbaines suscitait de plus en plus de résistance. Avec pour résultat une réalité urbaine marquée aujourd'hui par un compromis: les villes-centres n'ont pas été sacrifiées à la voiture, mais tout le reste du pays est aujourd'hui encore placé sous le signe de la suprématie automobile, même en Suisse, pays ferroviaire. Là aussi, la Constitution fédérale de 1848 a joué un rôle important, en soulignant l’autonomie des communes et en déterminant en même temps que l’échelon national n’était pas autorisé, contrairement à la plupart des pays voisins, à aspirer à grande échelle les ressources financières pour les injecter dans les infrastructures des villes, comme c’était le cas par exemple en Allemagne avec la loi sur le financement du trafic communal [Gemeindeverkehrsfinanzierungsgesetz]. Cette loi a appâté les communes par des subventions allant jusqu’à 90% et conduit le transport en commun local de nombreuses villes au bord de la ruine en raison de métros surdimensionnés ou de trams souterrains. Parallèlement a été crée, à la surface, davantage d’espace pour l’automobile, ce qui en fin de compte a encore renforcé sa suprématie.
Estime internationale grâce à l’autonomie des communes
Le maintien de l’autonomie des communes suisses à un niveau élevé a exercé une pression constante, discrète et finalement très productive sur les villes-centres, les incitant à développer régulièrement des approches innovantes en vue de l’aménagement de la mobilité urbaine. Par la suite, ces approches leur ont souvent valu l’estime aussi bien nationale qu’internationale, par exemple en ce qui concerne la primauté accordée aux transports publics aux carrefours pilotés par des feux de signalisation, les zones de rencontre ou le covoiturage. Durant ces dernières décennies, la volonté de réduire la suprématie de la voiture a pris le dessus, s’appuyant sur des arguments relevant de l’environnement, de la sécurité, de la santé et aussi, depuis quelque temps, de la politique climatique.
L’évolution dynamique de la mobilité au sein de l’État fédéral fut donc, depuis toujours et concernant l’ensemble des moyens de transport, fortement guidée par des impulsions émanant des villes. Par la suite, les innovations urbaines dans le domaine du trafic ont toujours profité au pays dans son ensemble.